41 cagettes

4 janvier 2022 / Envoi n°5 / Tirage 13x18
Pellicule n°488 /1er decembre 2018
Le Primeur s'appelle "Le jardin des délices", il se trouve rue de Bretagne, juste à côté du marché des Enfants Rougesi. Si j'avais découvert Paris au siècle dernier, j'aurais sûrement imaginé un quartier de gauchistes en culottes courtes, mais j'ai découvert Paris en me découvrant, plus tard, et il m'a suffi de tapoter sur mon écran pour être un peu déçu. J'aime beaucoup la librairie devant le marché, je m’y arrête une première fois si j’ai encore envie de déambuler avec mon appareil photo, puis une seconde fois un peu plus tard quand j’ai fini ma pellicule. C’est au second passage que j’achèterai un livre, peut être deux, mais jamais au premier passage. On ne peut pas finir une pellicule sur un marché, les dernières vues seraient assurément décevantes, quand bien même elles ne seraient pas ratées. Ce jour-là en entrant dans la librairie pour la seconde fois, je n’étais pas très content, je n’avais pas réussi à finir ma pellicule, et l’heure tournait, je devais rentrer pour je ne sais quelle raison, et je voulais acheter un livre, sauver ce qui restait de l’après midi. Ce jour-Là j’ai acheté Histoires prodigieuses et Biographies exemplaires de quelques personnages modestes et anonymes de Chaves Nogales. J’avais gardé mon appareil autour du cou, je tenais à la main le sac de la librairie, en maugréant en faisant glisser l’anse autour de mon poignet l’anse torsadée dont le contact avec la paume de mains provoque invariablement des frissons désagréables. Si la librairie avait utilisé des sacs en plastique je n’aurais sûrement pas pris cette photo car l’anse ne m’aurait pas dérangé et ma main aurait été trop prise.
41 cagettes, c'est ça qui m’a d’abord traversé l’esprit. Sans savoir si je les avais vraiment comptées, le sac ne m’a pas empêché de déclencher, mais il n’a pas aidé le cadrage qui rend le comptage incertain. Je ne sais pas s’il y avait 41 cagettes, mais je sais que j’ai imaginé le marchand de fruits et légumes s’amuser à empiler les cagettes sous le numéro 41 de la rue de Bretagne, je l’imagine joueur et rieur, je l’imagine incroyablement capable de tromper l’ennui en truffant son quotidien de jeux et de rêveries.
C'est devenu l'un de mes rituels insensés, quand je passe dans le quartier je regarde au 41 rue de Bretagne s'il y a un empilement farceur de cagettes, pour l'instant sans succès.

Je ne sais même pas s’il y avait 41 cagettes ; mais ça ne me coûte rien de m’en convaincre.