En feuilletant Nan Goldin

En feuilletant Nan Goldin
11 avril 2022 / Envoi n°13 / Tirage 18 x 13
Pellicule n°26 / 25 janvier 2015
audio-thumbnail
07 Nan Goldin
0:00
/3:05

Tu feuilletais un recueil de Nan Goldin tandis que je lisais le canard. C’était ce moment particulier de janvier 2015, quand le bruit des sirènes s’est installé pour de bon dans les rues de Paris et qu’on a arrêté de ne pas avoir le pire en image dans un coin de nos têtes. Il y avait un dessin dans le Canard avec l’image que l’on se faisait alors des complotistes, dont le dessinateur soulignait que l’époque leur faisait faire des émules. Une bulle au dessus de la tête du personnage  « “Charlie” n’a jamais existé ».

Elle doit me servir à ça ma mémoire, à me souvenir de ce genre de détails inutiles. Le détail ici c’était ton nez qui dépassait et qui te fera sûrement ne pas aimer cette photo. Le détail ce sont tes mains qui feuilletaient ce bouquin tandis que je m’asseyais à côté de toi parce que le Canard ne me faisait même pas sourire.

Cette pellicule elle est particulière et au début c’est une autre photo que je voulais envoyer à des inconnus, une photo que j’aime beaucoup, de la même période. C’était un soir au pied du statutaire de la République, c’était un soir de février quand on a l’impression que le printemps arrive déjà. Sauf qu’à l’hiver 2015 on ne pensait pas vraiment au printemps, moi en tout cas je ne le voyais pas arriver, coincé dans un sale moment, et puis ces putains de sirènes partout, tout le temps, comme s’il fallait s’y habituer. Je ne m’y habituerai jamais.

Il y avait cette gamine, pas encore une ado, plus vraiment une enfant, un petit frère à sa droite et une adulte à sa gauche, c’est le mois de février 2015, les gens foutent toujours des bougies au pied de la statue, les gens déposent des petits mots qu’ils ont écrits, les gens sont touchants tant qu’ils n’oublient pas. Et puis cette gamine qui a l’air triste mais qui doit être le premier visage de la période qui inspire un peu l’espoir aussi. Je l’avais regardée quelques instants et puis je m’étais accroupi, pas assez discrètement parce que dans le viseur j’ai vu dans ce que son regard avait eu de plus furtif qu’elle avait eu peur.

J’ai beau aimer cette photo je la garde pour moi, parce que je n’aime pas l’idée que j’ai pu faire peur à quelqu’un, encore moins que cette peur soit arrivée par mon appareil photo. Alors quand le hasard m’a conduit à cette image, après avoir hésité, je me suis ravisé et j’ai naturellement pris de cette période la seule image qui ne dit pas quand elle fut prise, la seule image sur laquelle on n’entend pas le bruit des sirènes, la seule image qui toujours m’apaisera.