On ne m'empêchera pas de voler

Et puis je pissais sur neuf boules de naphtaline avec dans la tête une suite d’accords mineurs. Une danse hongroise. La quatrième. C’est toujours comme ça dans les toilettes publiques. J’entends Brahms. Il m’arrive même de m’y rendre au milieu d’une soirée, non pour y chercher une aisance qui me fait de toute façon défaut, mais simplement pour écouter Brahms puisque je suis sûr de l’y entendre. Je n’ai aucune oreille musicale, je ne comprends rien à la musique classique, à part que les jaquettes des disques ne font pas honneur à cet art, un peu comme si la créativité des musiciens devait s’effacer devant le génie des compositeurs, ou l’inverse, je ne sais pas trop, je n’y connais rien. C’est Brahms dans les toilettes publiques, et plein d’autres choses ailleurs. Une représentation du lieu ou de l’aisance qu’on n’y trouvera pas ; un son ou une image associée mentalement, automatiquement, comme le plus régulier des algorithmes. C’est pour ça que la nouveauté me dérange tant, que j’évite les lieux inconnus, ou du moins que je mets en branle tout ce qui m’est possible pour les découvrir à l’avance.

On ne peut pas revenir des toilettes d’un bar, s’asseoir, plonger ses lèvres dans la mousse d’une mauvaise bière et dire « super interprétation de Brigitte Engerer à l’urinoir numéro 4 ». Les gens penseraient que je fais une blague qu’ils ne comprendraient pas, se diraient qu’il y a dans une pareille intervention toute l’arrogance dont je saurais parfois et selon certains faire montre. Non. On ne peut pas dire ça, pas plus qu’il serait admis de s’asseoir, et de dire avant de plonger ses lèvres dans la mousse d’une mauvaise bière « et vous, vous écoutez quoi comme musique dans vos têtes quand vous entrez dans des toilettes publique ? ». Pas plus qu’on n’explique que l’on associe mentalement les réunions de la journée professionnelle à des fromages en fonction de leur horaire. On ne dit rien de tout ça. A la place, on dira amusé à ses amis que l’on a trouvé l’incipit de son bouquin. Personne ne saura avant de lire la première page, et peut être que personne ne le saura, que c’est surtout grâce à Brahms, et du point de vue de l’acceptation sociale, c’est assurément préférable.

Il faudra d’abord expliquer à au moins une personne ce qu’est la naphtaline. Cette personne finira par dire « ah, oui, ok, je vois... comme sur les pots de confiture de ma grand mère », et on ne relèvera pas car il est plus drôle d’imaginer le prochain repas dominical d’une famille qu’on ne connaît pas…Puis au fur et à mesure de la soirée, les uns et les autres au gré de leurs moments d’aisance, reviendront triomphant en apportant des précisions quant au nombre de boules. Et personne n’aura écouté Brahms, moi même j’arrêterai d’y penser en me disant que les gens sont aussi prévisibles qu’une danse hongroise. Et pourtant je ne comprends rien aux gens, je ne sais jamais quand le rythme va changer dans les danses hongroises.

La vérité c’est que je ne sais pas comment c’est venu, ou que je ne le sais que trop. La vérité c’est qu’il m’est plaisant de penser que chacun voit et entend le monde suivant sa propre partition, avec en guise de narration quelques images et quelques sons. Les chiffres sont des animaux, les nombres sont des troupeaux. C’est tellement plus facile de retenir un numéro de carte de crédit quand on n’a pas besoin de dépenser pour s’offrir un safari.. et puis les lettres sont les lettres. Les mots sont les mots et tous les maux qui vont avec aussi. A mes yeux, tout ça ne me rend pas très respectable. L’impression d’avoir été condamné à ne jamais être pleinement adulte, à se dire à longueur de journée que l’on doit être fou. Suis-je fou ?

Et encore un qui n’a pas compté neuf boules. Évidemment qu’il n’y en a pas neuf. Elles sont vendues dans des emballages en contenant 5, 6 ou 10 selon les fabricants, et on peut être sûr que personne ne s’amuse à les toucher, surtout après qu’elles aient été mises en place dans l’urinoir. Est-ce qu’il y a un commercial qui visite les bistrots ? Est-ce qu’il attend au comptoir que celui d’Heineken ait fini de vendre sa soupe pour pouvoir proposer la sienne. Il devait y avoir, avant, des commerciaux aussi pour les boules de naphtaline. Coup double dans les auberges, il en fallait pour les toilettes et pour les draps, et puis quelle cuisine de bistrot parisien n’est pas visitée par des hordes de cafards ? Peut être que sa grand mère tenait une auberge et qu’elle faisait les confitures pour les petits déjeuners des clients. Qui sait ?

Il n’y a peut être pas neuf boules de naphtaline, mais il y eut assurément à un moment neuf boules de naphtaline. Moi qui m’étais promis d’éviter le passé simple. Combien d’hommes sont passés par là et ont visé pour accélérer la dissolution. Je me demande comment Dominique de Villepin voit les toilettes publiques maintenant, c’est malin. Il n’y avait pas neuf boules, et cette histoire va durer jusqu’à ce qu’on paye l’addition. Par réflexe j’en prendrai la moitié ou la totalité, selon l’agencement des chiffres. Les gens pensent que c’est parce que je suis généreux, c’est surtout que je n’ai pas trop envie de séparer les troupeaux.

Quand la soirée va se terminer, je vais rentrer chez moi. Je vais peut-être faire trois fois le tour du pâté de maisons avant de monter me coucher, et d’aucuns y verraient l’expression d’une inquiétude, d’un trouble quelconque, en fait, non. J’aurais juste eu envie de marcher 5 minutes de plus. J’aurais peut être mis mon appareil photo autour du cou tout en sachant que la lumière ne permettra rien. Je me rappelle la première fois que j’ai enfilé un appareil photo autour du cou. J’avais 9 ans, et c’était mon appareil photo. Je l’ai gardé pendant quelques années, c’était un cadeau de mon père. A la campagne j’ai une pochette avec les photos que je prenais avec, ce sont des souvenirs. Je n’ai que très peu de souvenirs matériels. Tout dans la tête. Une fois j’ai traversé l’Atlantique sur un coup de tête pour revisiter mes souvenirs d’enfance. En avion. Je ne connais rien à la mer. C’était 10 ans plus tôt, j’avais retrouvé cette maison plus petite que dans ma tête, et découvert son locataire, un type gentil, un antillais. C’était l’année de toutes les coïncidences, ce collègue qui était proche de la famille de ma femme, qui l’avait connue toute petite. Cette serveuse d’une sublime gentillesse dans un bar de Budapest avec qui je partageais plus que la seule date de nos anniversaires. Et puis le locataire de la maison au Lamentin dont le frère se trouvait être un de mes collègues. Cette impression que mon monde est si petit. Si petit qu’il était très facile d’y créer des tornades.

Je venais d’acheter un nouvel appareil photo. C’était l’année de tous les voyages, de toutes les tornades. C’était il y a dix ans maintenant, et mon monde s’est embelli a mesure qu’il s’est rétréci, les tornades se font plus rares, plus discrètes aussi. Ce qui m’a le plus marqué cette année là, c’est le calme qui peut surgir et d’un coup occuper tout l’espace. C’est un cottage au bord de ce qui n’est plus l’océan Atlantique dans une réserve sud-africaine, un bout de bout du monde qui doit être si propice aux tornades et dont on prend tant de plaisir à respirer l’air. C’est un bungalow perdu en haut d’un morne martiniquais, une construction dont on ne sait si elle est mal ou simplement pas finie avec ses airs de fin du monde, une fin tellement plus douce qu’à Hollywood. C’est une nuit fraîche au pied du Kilimandjaro, un monde à part qui semble si grand et tellement riche.

Mamie est morte cette nuit-là. J’aurais pu anticiper mon retour prévu quelques jours plus tard. Mais je n’aime pas voir les morts. Je n’ai pas envie de cette image-là. Je sais très bien qu’on n’enfile pas un appareil photo. Mais c’est une image malgré tout plus plaisante qu’un bout de son monde sur son lit de mort. Si ca se trouve sur leur lit de mort les gens n’ont plus mal au dos, plus d’inconfort, peut être qu’ils ne manquent plus d’aisance, qu’ils ont de la musique classique dans la tête et que les jaquettes des disques s’avèrent réconfortantes. Raison de plus pour ne pas venir les troubler dans ce moment là, les morts. La première fois ca m’avait fait bizarre. C’était encore douze ou treize ans plus tôt. Treize ans oui. Le téléphone avait sonné un dimanche matin. Mon père n’appelait jamais, alors un dimanche matin… Papy était mort, à l’hôpital, coincé depuis des semaines dans un monde tout rabougri, un monde sur rouletttes après qu’une moto ne passe entre les mauvaises bandes blanches d’un passage piéton dont il avait ignoré le feu rouge. Je lui avais rendu visite une fois en soins palliatifs, il avait l’air content de me voir mais tellement triste aussi, sûrement parce qu’il était très triste de finir sa vie ainsi. L’infirmière avait autorisé un verre de rouge, le diabète ne comptait déjà plus vraiment. Et puis un dimanche matin, le téléphone a sonné. Je n’ai jamais pleuré. Je ne suis retourné sur sa tombe que trois fois. Et le jour de son enterrement, à l’avant des pleurs, devant la tombe, j’ai ri. Peut être mon dernier rire d’enfant. Avec mon grand-père s’est un peu envolé de mon monde ce que les adultes avaient de plus enfantin. J’avais ri, mais qu’est-ce que j’étais triste.

Et puis ce voyage en Tanzanie et un matin le téléphone qui sonne, maman cette fois-ci. Je n’ai pas pleuré quand mamie est morte. Mais cette fois-ci il n’y a pas vraiment eu de rires. Les deux fois il y avait eu les mêmes moments si durs à supporter, le désespoir du survivant et la tristesse que cela met sur le visage de tout le monde. L’employé des pompes funèbres n’a pas connu ma grand-mère, et pourtant il a l’air si triste. Sûrement son aisance à lui. Moi je ne pleure pas, et je ne suis pas sûr d’avoir l’air triste. J’essaie. Ca ne veut pas dire que ça ne me fait rien, non, juste que ma tristesse elle ne se voit pas. Je ne la dissimule pas, mais je ne sais pas vraiment la montrer. C’est capricieux la tristesse, ça s’invite dans le quotidien sans vraiment prévenir et puis parfois ça s’accroche.

C’est qu’il était particulier ce voyage en Tanzanie. « Dépaysez-vous, sortez de votre quotidien ». C’était l’injonction du docteur, presque une prescription. La première fois on lui en parle après qu’il ait fini d’hésiter devant l’ordonnance. Grippe ou grippette ?  « Ah. Oui. Au fait. Je voulais vous demander… ». Juste au moment où très satisfait il passera sa main sur sa barbe comme pour acter la grippette. Il aura la délicatesse de poser son stylo pour écouter. Il sourit. Il n’est pas inquiet. Et puis on a déménagé, mais j’ai continué à traverser Paris pour aller voir le médecin à chaque grippette. Et puis une fois je suis juste allé le voir. Sans grippette. J’en suis ressorti avec une ordonnance pour un spermogramme et un courrier pour un andrologue. Mais surtout cette remarque toute à la fois bienveillante et dérangeante du médecin. « Sortez de votre quotidien ». Cette année-là nous prendrons presque un mois de vacances ; dans nos jeunes vies professionnelles, c’est une première. Depuis deux ans notre vie sexuelle est guidée par un thermomètre qui officie le matin au réveil. Cela permet de se dire « ce soir on baise » plutôt que « bonne journée », mais les algorithmes se trompent parfois.

C’est un matin de septembre que je me retrouve sur le quai de ma station de métro, mon appareil photo autour du cou à la recherche d’une image a pouvoir garder à l’esprit pour une journée particulière. Un matin de septembre, de ceux qui font se demander quel pardessus il convient d’enfiler quand la lumière rappelle les premiers jours de l’été mais que l’automne s’est déjà installé dans l’air. Je voulais garder de cette journée une autre image que celles que je redoutais de voir défiler. L’iconographie d’un spermogramme n’est pas très reluisante, la scénographie encore moins, de ces moments on ne souhaite pas garder grand chose, on voudrait tout jeter. Et puis il y avait cette dame sur le quai du métro, songeuse, belle et triste, elle semblait perdue dans un ailleurs, à moins que son ailleurs ne soit cette station de métro. Je l’ai photographiée, pour moi, pour garder un souvenir de cette journée qui ne soit pas celui que la vie me réservait. C’est la première fois qu’une photographie me faisait cet effet. Bien des années après, un sentiment de plénitude continue de m’envahir quand je suspends mon temps en posant mon regard sur cette image.On ne raconte pas à ses amis, ni à sa femme d’ailleurs, ce qui se passe quand on pousse la porte du laboratoire, quand on glisse l’ordonnance à la secrétaire en murmurant un bonjour qui ne cache pas combien l’on est mal à l’aise. C’est comme ça que tout commence, dans un laboratoire d’analyses médicales du 16eme arrondissement, devant une pile de magazines abîmés par le temps, avec un téléviseur diffusant l’horreur qu’on servait en fin de soirée le samedi sur Canal+. Là, dans une petite pièce aux murs blancs, en soupirant tant on est mal à l’aise, en se demandant si on ne va pas partir sans un mot, par une porte dérobée qu’on aimerait voir apparaître comme par magie. J’en suis sorti avec l’envie d’en rire et d’oublier le plus vite possible, mais je n’oublierai jamais, et il aura fallu pour parvenir à en rire que le temps mette mes nerfs suffisamment à mal, que le rire soit le dernier ressort pour étouffer les larmes.

« Notre enfant résoudra le conflit israélo-palestinien »

Je l’ai beaucoup dite cette phrase. Comme une blague, comme un soupir de soulagement quand les discussions devenaient trop sérieuses pour les jeunes adultes que nous étions. C’était avant. Là, dans cet appartement en duplex coincé entre l’avenue Jean Jaurès et le canal de l’Ourcq. Là, quand arrivait la fin de soirée, qu’il fallait aller récupérer les manteaux des copains dans la petite chambre, celle dans laquelle les cartons traînaient toujours trois ans après notre emménagement, là, je lâchais cette petite phrase, comme une blague, comme un espoir. Partez ! Laissez-nous avec notre tristesse indicible et notre thermomètre.Nous avons finalement vidé les cartons de la petite chambre quand nous nous sommes séparés, pas si longtemps après que le mot jamais ne se soit définitivement invité dans le quotidien. Cette pièce ne deviendra jamais la chambre d’un enfant promis à la résolution du conflit israélo-palestinien. Comme un soupir, comme une blague, comme un espoir déjà déçu, comme le germe de la tristesse de mon jamais.On ne sait jamais vraiment comment ça commence sans même vraiment savoir ce que l’on met dans le sac de ce “ça” qui noie le peu d’aisance que l’on a pu un jour avoir.

Mais pour Brahms, ça commence à Budapest, dans les toilettes de l’hôtel Gellert, un soir d’automne, une saison qui va si bien à cette ville. Tandis que des violonistes égrainent leur répertoire, tandis que la tablée bruisse trop à mon goût, mon esprit sollicité de trop de parts, je profite d’un intermède pour me réfugier aux toilettes. C’est un besoin irrépressible, fuir le bruit, les gens, les mots qui résonnent autour de moi, les toilettes comme carapace. J’y reste, suffisamment longtemps pour que l’on s’interroge, aurait-il bu trop de Tokaji ? J’y reste, suffisamment longtemps pour que les violonistes en arrivent à jouer cette quatrième danse hongroise, pour que la douce mélancolie de ce qui ressemble à un bout de folklore vienne finalement m’apaiser. Encore aujourd’hui, quand un collègue raconte à la machine à café le bonheur intense qu’il ressent en regardant dormir son nouveau né, je réponds en m’éclipsant avec un sourire gêné. Et je retrouve Brahms aux toilettes. Nous avions quitté le restaurant de l’hôtel Gellert après ce dîner, nous avions marché dans le froid en longeant le Danube, il y avait des rires, des sourires, il n’y avait aucun jamais pour étouffer la joie, aucune tristesse pour gâcher l’instant. Je crois que c’est pour ça que j’aime tant Budapest, c’est le dernier endroit nouveau que j’ai appris à connaître avec cette insouciance presque enfantine, adolescente du moins. Nous avions traversé le Danube sur le pont aux chaînes, en essayant de prononcer correctement son nom hongrois, Széchenyi lànchíd. J’ai si souvent arpenté les rues de cette ville, il m’est arrivé d’y retourner sur un coup de tête, pour une journée, une semaine, pour m’y sentir bien, ou pour oublier que je me sentais mal. Il m’est arrivé de m’égarer en sautant dans un tramway, en attendant son terminus, pour marcher le nez en l’air sans savoir que je promenais les restes de mon insouciance. C’était l’âge des mariages, le notre, ceux de nos amis, l’âge auquel personne ne manque de vous demander quand arrivera le neveu ou la nièce, la cousine ou le cousin, quand arriveront les petits-enfants puisqu’il va sans dire que la famille devra s’agrandir, pour que les tablées de l’hôtel Gellert ne rétrécissent jamais. Il y aura d’abord le sourire, dont personne ne relèvera la gêne. Puis le sourire s’effacera avec le temps, on pensera au thermomètre, ce missionnaire malheureux d’une cause que l’on ne saura jamais vraiment se résoudre à considérer comme perdue. C’est un médecin qui me l’expliquera, au troisième spermogramme, celui qui me fera pleurer pour la première fois. Une explosion de larmes pendant une soirée electro dans laquelle les toilettes ne purent être un refuge. Encore ce foutu passé simple qui s’invite sans que je ne le demande, comme souvent quand les larmes approchent. Contre un mur, je suis tombé comme on croit que seuls les acteurs peuvent tomber, comme dans un film. Aucune danse hongroise pour me retenir, rien pour m’éviter d’être celui pour qui l’on comprend enfin qu’il est temps de s’inquiéter. C’est là, dans la cacophonie d’un DJ set épuisant pour qui a besoin d’un refuge, dans un brouhahas qui m’autorisait à hurler que j’ai tout dit. Les mots de ce médecin, ce jamais qu’il m’avait glissé sans hésiter un instant avec le peut être auquel je voulais tant m’accrocher. Nous avons quitté la soirée electro, j’ai pleuré dans le taxi. J’ai pris tout l’espace, je n’ai rien laissé pour ses larmes à elle, je ne lui ai laissé que la colère. Car je l’avais tenue à l’écart, parce que c’était ce que je redoutais depuis longtemps sans le dire, en jouant à la perfection le personnage qui ne s’en fait pas, avec l’assurance de ceux qui ne se font plus confiance. Et puis je me suis endormi, et le lendemain matin le thermomètre poursuivait son œuvre. Personne ne saura vous expliquer exactement pourquoi ça ne fonctionne pas. Un coup de malchance, annonciateur de tous les suivants, puisque rien de ce que le monde moderne permet ne vous permettra de vous tenir un jour à la machine à café avec un sourire béat sur le visage pour expliquer le bonheur que vous ressentez en regardant un nouveau né dormir. Absolument rien. Un rien fait de tentatives, d'espoirs, de déception, un rien qu'on finit par compter en années, un rien qui marque durablement. Quelques mois plus tard, en longeant la côte de granit rose, je ferai d’une vague histoire de cheveux les prémices du déballage de quelques vieux cartons. Parce qu’adopter ce serait ne pas transmettre ce que je considère comme ce que mon patrimoine génétique a de plus riche et de plus fort. Ce serait prendre le risque de voir grandir un enfant dont les cheveux ne me rappelleraient rien ni personne de familier, ce serait sauter dans l’inconnu avec le risque de s’y heurter avec violence et fracas. Le risque de prendre un risque dont je ne maîtriserais rien, et en premier lieu le risque d’échouer là aussi sur un îlot de tristesse si d’aventure ce chemin là menait aussi à un jamais. Tout cela n’est qu’un bout d’épopée qui ne fait pas vraiment une bonne histoire, c’est comme ça que mon monde a rétréci, parce qu’il fallait renoncer sans avoir vraiment pu choisir.La photographie est devenue le couvercle que je posais sans pudeur sur mes tourments, l’occasion de marcher sans avoir l’air hagard, mon appareil ne me quittait plus, il devenait un appendice nécessaire, m’occupait l’esprit, l’œil et les mains. Il m’arrivait souvent de quitter l’appartement aux aurores pendant le week-end pour aller longer le canal de l’Ourcq. Puis, arrivé à Stalingrad, je décidais de poursuivre jusqu’à la Gare de l’Est. De là je rejoignais Les Halles, puis je traversais la Seine. Je ne me suis jamais senti à l’aise sur la rive gauche. Pourtant j’avançais jusqu’au jardin du Luxembourg, j’allais même parfois jusqu’à le traverser en me demandant si j’allais y croiser un sénateur poursuivant son ventre après une nuit d’agapes. Et puis très méthodiquement je reprenais le chemin inverse en me contentant dans chacune des rues empruntées à l’aller d’en explorer au retour le trottoir opposé. Je photographiais alors la rue, et surtout les gens qui la font. Cela restera toujours le meilleur moyen pour moi d’aller vers les autres.Souvent en rentrant je la trouvais encore endormie, il pouvait être tard dans ce qui n’était pas encore tout à fait l’après midi, alors je marchais sur la pointe des pieds, je me rendais invisible en bruits, et j’attendais dans ce que j’appelais mes moments de vide. Il y avait ces nuits d’excès dans lesquelles je faisais cavalier seul, les soirées à la Bellevilloise ou dans les bars du 2e arrondissement, les soirées qui duraient jusqu’au petit matin, quand je la trouvais éveillée, inquiète, ces aubes glaçantes qui finissaient en cris de colère, celle qui grandit de manière irrépressible quand on ne parvient plus vraiment à se comprendre. Nous n’avons jamais arrêté de nous aimer, jamais. Un jour je suis parti, avec quelques vêtements négligemment enfouis dans un sac, le week-end suivant nous avons convoqué la bande d’amis qu’elle avait amenée dans ma vie et nous avons annoncé sans larme, en riant presque, que nous allions nous séparer.

« - T’en as pas marre d’écrire ‘Je’ ?
- Si, mais quand on ne sait pas vraiment tenir une conversation, c’est quand même plus simple. »

(À suivre)