Quand on regarde de plus près

Quand on regarde de plus près
03 février 2022 / Envoi n°8 / Tirage 12 x 12
Pellicule n°161 / 19 mars 2016
audio-thumbnail
06 Quand on regarde de plus pres
0:00
/3:28

J'étais arrivé par la rue d'Aboukir. J'étais passé devant mon ancienne adresse où rien ne semblait avoir changé. Les boîtes aux lettres toujours branlantes, la porte toujours aussi peu encline à se fermer, je suis sûr qu'en quinze ans l'interphone n'avait pas non plus été remis en état. J´étais arrivé devant la Basilique Notre-Dame-des-Victoires, sur la place des Petits Pères, juste en face du Moulin de la Vierge et de la librairie dont le nom inscrit au fronton lui donne presque l´air d'être en concurrence avec l´Eglise qui surplombe la place.

Pourquoi diable avait-elle deux bouquets de fleurs posés devant elle sur la table ?

Il pouvait s'agir d'un rituel : peut-être que chaque année à la veille du printemps elle achète quelques bouquets pour égayer son appartement, peut-être qu'il y a au milieu des tulipes quelques coeurs de Marie et que s'amusant de cette coïncidence elle entrera peut-être enfin dans la librairie voisine qu'elle ignore depuis qu'elle habite le quartier.

Peut-être au contraire que c'est une habituée Au coeur immaculé de Marie, peut-être qu'elle attend une amie de la paroisse avec qui elle a traîné plus tôt dans les allées du marché, peut-être que c'est là qu'elle a voulu croire au printemps en s'achetant quelques fleurs.

Peut-être qu'elle a une sainte horreur du conflit et qu'elle a toujours un ou deux bouquets de fleurs avec elle, parce qu'elle est persuadée que les fleurs apaisent, peut-être qu'elle alpague dans la rue des inconnus aux regards tristes, des couples qui se hâtent de rentrer chez eux pour laisser éclater leur colère. Peut-être.

Comme ces deux-là qui coupent la place des Petits Pères dans une hâte langoureuse, on les devine à cran, leurs pas sont énervés ; il y a une faute d'accord, un moment de doute, un instant rageur, et moi je leur emboîte le pas. Autant que j'aime les fleurs, on ne peut raisonablement se tenir face à une jeune femme et ses deux bouquets sans finir par risque de se prendre un vase. Alors je m'égare un instant dans la galerie Vivienne, plus par habitude que par intérêt, je pourrais rejoindre directement la rue des Petits Champs, couper au plus court en empruntant le passage des deux Pavillons mais une fois hors de la galerie, je préfère traverser sans vraiment faire attention, rejoindre l'autre trottoir où ce couple s'avance nerveusement. Dans leurs accélérations, il y a une lutte taiseuse entre eux, comme la tentation d'un renoncement toujours hivernal.

Ils traversent le jardin, d'une galerie à l'autre, en zigzagant entre les tilleuls. Elle élève le ton, articule sèchement ce qu'un étranger prendrait à raison pour des grossièretés ; et lui, lui il l'ignore superbement, les yeux rivés sur son téléphone, la mâchoire serrée, l'air fautif de ceux qui n'ont rien fait, il ne fera rien.

Il faut en finir de cette traversée, rejoindre la Place Colette, sourire en voyant des gamins jouer entre les colonnes. Il leur faut en finir de cette colère, et c'est elle qui mène la danse, alors que déjà on entend les cuivres des musiciens installés sur la place, elle l'embrasse, ou plutôt elle le force à l'embrasser, à signer l'armistice, à ne renoncer à rien ; à se retrouver enfant le temps d'un instant, et entre les colonnes, à jouer.